L’île, une œuvre poignante de Mihaïl Sebastian, réunit sur scène trois personnages de mondes radicalement différents : Nadia, une artiste peintre, Boby, un joueur de football, et Manuel, un banquier. Loin de leurs vies respectives, ces trois individus se retrouvent piégés dans une situation hors de leur contrôle, poussant la réflexion sur la fragilité de nos certitudes et la brutalité du destin.
L’histoire commence dans une agence de voyage, où chacun des trois protagonistes cherche à fuir vers sa ville d’origine. Mais un événement soudain et inexpliqué — peut-être la guerre — plonge le monde dans le chaos. Tous les moyens de transport sont annulés : les trains, les bateaux, les vols… Et avec ces annulations, leurs espoirs de fuite s’effondrent.
Le billet de Nadia pour son paquebot devient obsolète, les chèques du banquier Manuel n’ont plus aucune valeur et, coupé de son équipe, Boby perd son métier. Ces trois personnes, issues d’horizons qui ne s’étaient jamais croisés dans la vie normale, se retrouvent alors forcées de coexister sur cette « île » qu’est devenu le monde, face à l’hostilité extérieure.
Dans cette impasse, leur identité et leurs repères sont bouleversés. Les jeux de pouvoir, les aspirations individuelles et les conflits qui surgissent révèlent la fragilité de l’ordre social, et chacun est contraint de faire face à ses propres illusions. La pièce est traversée de dialogues d’une grande force, illustrant le décalage entre ce que l’on croyait savoir et la réalité brutale qui s’impose :
« – Maintenant ils tirent à la mitrailleuse…
- Qui est-ce qui tire ?
- Les nôtres.
- C’est qui, les nôtres ?
- Comment ça qui ? Vous ne les voyez pas tirer ?
- Sur qui ?
- Sur les autres.
- Les autres, qui ? »
Ces échanges, presque absurdes, rappellent la confusion de ces personnages et la brutalité d’une guerre ou d’une crise qui ne fait de distinction entre les individus. Chacun d’eux est pris dans un tourbillon où les repères sociaux, économiques et personnels s’effondrent, et où la survie devient la seule priorité.
L’île est avant tout une réflexion sur le destin humain, sur la manière dont les individus se définissent par leurs rôles dans la société, mais aussi sur leur vulnérabilité face à des événements qui les dépassent. Les personnages sont des métaphores de notre époque, pris dans des structures sociales, économiques et politiques qu’ils ne comprennent plus, perdus dans un monde qui se transforme sous leurs yeux.
L’auteur Mihaïl Sebastian, juif d’origine roumaine, a écrit cette pièce avant d’être tragiquement tué en 1945, probablement victime d’un règlement de comptes politique sous le régime communiste. Son écriture, empreinte de lucidité et d’une profonde humanité, résonne avec une actualité poignante, malgré le temps passé. La pièce est inachevée, son écriture stoppée brutalement par une fin tragique, ce qui ajoute encore à la dimension émotive de l’œuvre.
Sous la direction de Daria Konstantinova, la mise en scène de L’île parvient à capter l’intensité de cette œuvre inachevée, avec des interprétations exceptionnelles de Pierre Gaillourdet, Thomas Amiard, Héléna Biancheri et Yann Samuel Karsenti. Chaque acteur incarne un personnage complexe, un être humain perdu dans un monde devenu incompréhensible et dénué de sens.
L’île n’est pas seulement un drame sur trois personnes prises dans une situation extrême. C’est une méditation sur l’identité, l’absurdité du monde et la quête de sens dans un univers chaotique. Il nous invite à réfléchir sur la fragilité de nos sociétés, et sur ce qui nous définit en tant qu’individus quand tout le reste s’effondre. La pièce nous pousse à regarder le monde sous un autre angle, à voir l’absurde dans l’existence même, et à poser la question : qui sommes-nous, lorsque nous perdons tout ce que nous pensions être ?
L’île est à découvrir jusqu’au mercredi 26 mars 2025 au Théâtre de Nesle à Paris.
Un voyage théâtral captivant et une réflexion sur le destin humain, L’île est une œuvre à ne pas manquer.